
Interview de Marcel Rohner, directeur général d'UBS
Le Temps: Neuf mois après le début de la crise des «subprime», on reste ébahi face à l'ampleur des dégâts subis par UBS (
UBSN.VX), alors que la banque incarnait le succès en 2005-2006 encore. Comment un basculement aussi rapide a-t-il été possible? Marcel Rohner: Comme je l'ai expliqué en présentant les résultats annuels et en assemblée générale, plusieurs facteurs se sont combinés. L'un d'eux est qu'UBS avait traditionnellement une exposition dans les actifs à long terme, ayant choisi des marchés qui semblaient très liquides et des titres de bonne qualité - apparente. Nous avons appris, à nos dépens, que ce n'était pas le cas et que l'engagement dans le marché des titres adossés à des hypothèques à risques était simplement trop grand. Autre facteur: la forte intégration de notre division banque d'affaires lui a donné accès à un financement abondant, à des conditions très avantageuses. Elle a ainsi développé des activités économiquement discutables qu'il aurait été plus difficile de mettre en place s'il avait fallu les financer à l'extérieur. Enfin, nous avons commis l'erreur d'adopter une stratégie d'imitation pour combler notre retard sur les concurrents dans les opérations à revenu fixe. Ajoutez à cela une confiance excessive dans les procédures de contrôle, et vous avez les causes de notre surexposition.
- Quand les erreurs décisives ont- elles été commises? - Je comprends le désir d'isoler un événement, une source ou une date, mais cela ne se passe pas comme ça en pratique. Beaucoup d'interactions entrent en jeu, il s'agit d'un processus continu.
- UBS a été parmi les premières à annoncer une grosse perte en été 2007, sa transparence était alors saluée. Plus la crise s'étendait, plus la banque a paru se replier sur elle-même. Et la lettre d'explications envoyée, début mai seulement, à la clientèle de détail suisse a été diversement appréciée. Allez-vous adopter une politique de communication plus offensive? - C'est votre analyse. Quant à la lettre envoyée à nos clients, qu'est-ce qui vous fait dire que les réactions ont été mitigées?
- Celles que nous avons recueillies l'étaient. - Au cours de cette crise, nous avons été parmi les plus actifs à communiquer - par choix comme par nécessité. Un cadre strict régit la publication ad hoc des sociétés cotées en Suisse. Mais quand vous communiquez tôt, vous ne savez pas quelle sera la situation dans trois mois. En particulier dans une crise comme celle-ci, dont la dynamique évoluait de semaine en semaine. Il ne faut pas y voir l'intention de cacher des informations défavorables. Chaque fois que nous avons eu des nouvelles importantes à annoncer, nous l'avons fait dès qu'il était possible. Nous avons lancé cinq avertissements sur bénéfices pendant cette période, j'ai eu des centaines de conversations avec clients, analystes, investisseurs et médias et mené autant de discussions. Quant à la lettre à nos clients, n'oubliez pas que les règles de publicité ad hoc s'y appliquent aussi. Nous ne pouvons pas écrire n'importe quand et nous adresser uniquement à un certain groupe d'acteurs du marché.
- Voulez-vous dire que vous ne pouviez pas écrire plus tôt à vos clients suisses? - C'est cela. En tout cas, les annonces importantes doivent être communiquées en même temps à tous les acteurs du marché.
- Les quelque 80000 employés d'UBS subissent le contrecoup d'erreurs qui incombent à la direction, aux organes de contrôle et, a-t-on lu, à quelques centaines de courtiers déconnectés des réalités. Ce dernier chiffre est-il exact? Et comment faites-vous pour remotiver le reste du personnel? - Cet enjeu me touche beaucoup, car la grande majorité des employés d'UBS ont fait un travail exceptionnel. En 2007, la plupart des unités ont réalisé des résultats record, y compris dans certaines parties de la banque d'affaires. L'essentiel du problème provient effectivement d'une entité de quelques centaines de personnes. Aujourd'hui, les deux questions importantes sont: comment résoudre rapidement ce problème, et comment redonner les meilleures perspectives d'avenir à la banque? Je suis convaincu, et les actionnaires avec moi, que la meilleure réponse est d'investir dans les gens. Certains nous ont reproché d'être trop généreux avec nos employés compte tenu des circonstances. La ligne est très fine entre un excès dans un sens ou dans l'autre. Nous avons analysé chaque unité, sa performance, sans jamais perdre de vue l'objectif final, qui est de maximiser le potentiel de la banque pour le futur.
- Le tournus est-il plus élevé qu'il y a un an à pareille époque? - Pas jusqu'à présent. Bien sûr, certains sont frustrés par les difficultés et les critiques extérieures, plus sensibles que d'autres aux appels de la concurrence. Dans l'ensemble, je suis impressionné par l'engagement de notre personnel.
- Quelles conséquences aura la crise en termes de postes supprimés, en Suisse notamment? - Il y a deux aspects à cette question. Notre banque d'affaires, qui avait beaucoup grandi ces deux dernières années, doit être redimensionnée, suite aux problèmes qu'elle a connus mais aussi parce que les marchés ont changé. Nous avons annoncé une réduction de 2600 postes; elle aura une incidence en Suisse, de l'ordre de 200 emplois. L'autre enjeu, permanent, est de viser le rapport le plus efficace entre les gens conseillant la clientèle et ceux qui les soutiennent. La baisse des marchés nous oblige à adapter les effectifs. Si la situation évolue comme nous le pensons, nous réduirons les effectifs par le jeu des fluctuations naturelles - sachant qu'avec un taux de rotation de 9%, 2000 à 3000 personnes quittent UBS chaque année. D'ici à l'été 2009, nous disposerons ainsi de 1500 postes en moins en Suisse.
- Vous avez dit récemment qu'une troisième recapitalisation d'UBS n'était pas nécessaire. Certains analystes, notamment ceux de Lehman Brothers, estiment que vous devrez encore déprécier quelque 25 milliards de dollars sur le solde de vos positions à risques. Qu'en est-il? - Nous avons encore des positions à risques, dont le détail a été publié, et la volatilité subsiste sur les marchés. S'ajoutent à cela des questions plus techniques comme la comptabilisation de notre propre dette. Cela étant, je peux seulement répéter que dans le marché hypothécaire américain nous ne prévoyons pas de dépréciations aussi importantes que celles passées au premier trimestre, a fortiori pas de l'ordre de grandeur que vous citez.
- Toujours plus réglementé, déprimé, le marché américain reste-t-il attractif? - Ce marché est surtout vaste! Et d'autres y réussissent... Quant au renforcement des règles, auquel nous nous préparons, il concerne toutes les places financières, pas seulement les Etats-Unis. Différents scénarios existent sur la conjoncture américaine; nos propres économistes prévoient un ralentissement plutôt qu'une récession dramatique. De toute façon, la stratégie d'une banque ne dépend pas de la conjoncture. A ce niveau, la taille relativement réduite de nos activités liées aux opérations à revenu fixe («fixed income») nous met, ironiquement, dans une position favorable sur le marché américain, où nous sommes forts dans les segments du financement d'entreprises et des actions. La taille plus grande de notre banque d'affaires en Asie ou en Europe par rapport aux Etats-Unis devient un avantage compétitif.
- Le marché de la titrisation (assemblage de crédits de qualités diverses, ensuite découpé en tranches revendues à d'autres investisseurs) survivra-t-il à la crise des «subprime»? - Je ne pense pas qu'il va disparaître. En soi, la titrisation est utile car elle augmente la liquidité. Deux choses vont changer, à mon avis: ces marchés - car il faut différencier la titrisation selon les actifs sous-jacents - deviendront à la fois plus standardisés et plus simples. Il y aura ainsi plus de transparence, ce qui est important pour que les investisseurs puissent se faire une meilleure opinion de ce qu'ils achètent.
- La Suisse s'apprête à intégrer la Commission fédérale des banques (CFB) dans une entité plus large, la Finma. Le régulateur et «gendarme» des banques a-t-il la taille et les compétences pour surveiller un géant tel qu'UBS? - En tant qu'entité supervisée, ce n'est en principe pas à nous de nous prononcer sur ce point. Je constate néanmoins qu'en dépit de leur taille restreinte, la CFB et la Banque nationale suisse ont fait un excellent travail. Elles ont collaboré efficacement avec leurs homologues d'autres places financières et mené un dialogue constructif avec nous. La Finma devrait être plus efficace encore que la CFB en exploitant les synergies entre la surveillance des banques et celle des assurances. La Suisse a tout intérêt à disposer d'autorités de régulation respectées sur le plan international, la Finma est un bon pas dans ce sens.
- Pourtant la CFB, comme les autres régulateurs, n'a pas vu venir la crise... - Les attentes sur ce point sont très éloignées de la réalité. Cela suppose que les régulateurs savent où se dirigent les marchés financiers. Ce n'est pas quelque chose qu'on peut raisonnablement exiger d'eux.
- Les banques centrales ont activement joué les pompiers en faveur des banques prises dans l'incendie des «subprime». Le prix à payer sera le durcissement des normes anti-feu. Le président de la CFB évoque publiquement la possibilité d'intervenir dans les hautes rémunérations des banques... - S'il est établi qu'il y a un lien entre celles-ci et la stabilité du système financier, voyons ce que proposera le régulateur. Sans oublier que les premiers concernés par cet enjeu sont les actionnaires. J'ajoute que le débat sur les incitations concerne deux catégories particulières - et très minoritaires - d'employés: la direction et les personnes dont les activités concentrent beaucoup de risques, certains courtiers en particulier. C'est le travail de la direction de mettre en place les contrôles adéquats pour éviter une concentration excessive des risques. Mettre la faute sur les incitations est une excuse très facile. D'autres établissements avaient les mêmes et n'ont pas connu les mêmes problèmes. L'enjeu, complexe, ne se résume pas à des recettes simples, comme celle consistant à s'inspirer des gérants de hedge funds. Savez-vous quelle est la durée moyenne d'un hedge fund? Quatre ans et demi. Il faut trouver un équilibre subtil permettant de sauvegarder les intérêts de la banque et de fidéliser les talents. Notre système de rémunérations actuel va dans ce sens. Mes propres actions UBS, dont le nombre est publié, ont suivi la banque à la baisse comme à la hausse, ce qui est juste. Cela dit, nous examinons toujours les nouvelles idées dans ce domaine.
- L'arrestation récente du chef de la gestion de fortune pour le continent américain, ainsi que celle d'un ex-employé, signifient-elles que la lutte contre l'évasion fiscale se durcit aux Etats-Unis? Et quelles conséquences peut avoir cette enquête pour UBS? - Nous avons mentionné l'enquête américaine dans notre rapport trimestriel mais ne faisons pas d'autre commentaire à ce sujet.
- D'une manière générale, pensez-vous que la pression sur le secret bancaire augmente, des deux côtés de l'Atlantique? - Je suis convaincu que la protection de la sphère privée est aussi importante, sinon plus, qu'avant - d'autant plus que le développement de médias électroniques pose de nouveaux défis. Avec la directive sur la taxation de l'épargne, nous avons résolu la question de manière efficace avec nos voisins européens. C'est un régime clair, qui profite aux deux parties. Pour cette raison, je pense qu'il finira par s'imposer.
- Entre ceux qui disent que le pire de la crise est derrière nous et ceux qui le voient devant, où vous situez-vous? - On m'a demandé récemment, parmi d'autres dirigeants d'entreprise, si je pronostiquais ces prochains trimestres une croissance de l'économie américaine au-dessus de 2%, entre 0 et 2% ou inférieure à 0%. J'ai choisi la variante 0 à 2%. L'immobilier continuera de baisser, il faut plusieurs années pour digérer une crise de ce genre, mais les marchés l'ont déjà largement intégrée dans les prix actuels des titres. Par ailleurs, d'autres secteurs de l'économie se portent mieux qu'on ne l'imagine.
- La question portait moins sur les Etats-Unis que sur la crise des banques et du système financier... - Sur ce plan, je pense clairement que le pire est derrière nous. Sans doute les banques auront-elles encore pas mal de ménage à faire ces deux prochaines années, mais en ce qui concerne les risques systémiques, nous avons passé l'étape la plus difficile.
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